Petites histoires de Shungu...

Publié le 2 Février 2015

Petites histoires de Shungu... Petites histoires de Shungu...

02 janvier 2015. Rencontre au Muzdalifa House à l‘occasion de la parution deSHUNGU Un festin de lettres aux éditions Komedit. Un recueil rassemblant huit auteurs francophones, du Québec, de Suisse, du Congo, de Madagascar et des Comores. Où comment l’imaginaire devient cette manière de conjuguer les possibles entre les hommes, en générant de nouvelles fratries. Cela fait plus d‘un an que le Muzdalifa House convie des chercheurs, des auteurs, des artistes, à réfléchir sur la tradition comorienne du shungu, dans l’idée de la renouveler et de la mettre en partage. Le shungu vu comme le lieu symbolique d’une conversation à initier avec le monde. Entretien avec Soeuf Elbadawi, artiste et auteur, à l‘origine du projet.

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Vous venez de faire paraître SHUNGU Un festin de lettres, dans le cadre d’un projet un peu complexe. Il est question de voir le shungu comme une manière de réinventer la fratrie…

Pour moi, le shungu participe d‘une singularité dans ce pays, qu’il nous faut interroger, parce qu’elle contribue à forger un autre regard sur le monde, un regard neuf. Lorsqu’on interroge de près l’histoire des Amériques, on comprend aisément comment une certaine migration a dû s‘inventer un principe d’efficacité pour faire face à l’hostilité d’un espace géographique bien déterminé. Il a fallu de l‘imagination, il a fallu inventer, pour coloniser les terres, imposer le rêve d’une conquête de l’Ouest, à coup de duels. Cela va au-delà du mythe. Maintenant, lorsqu’on étudie la nôtre, d’histoire, on perçoit assez bien comment le génie d’un peuple a pu se constituer autour d’une notion recomposée de la fratrie. Très peu de choses ont filtré de notre passé d‘archipel. Mais nous savons, pour avoir lu Damir Ben Ali, anthropologue et historien, que l’obsession de la fratrie reste une donnée omniprésente dans cette société. Elle a permis à la multitude d’histoires individuelles débarquée là d’affronter l’ingratitude d’une terre, faite de basalte et de souffre, entourée d’océan et de djinns. Elle lui a surtout permis de miser sur une forme d’humanité agissante, instruite à partir du shungu.

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Pour une première sortie publique, vous choisissez de décliner le projet sous une forme littéraire. Huit auteurs francophones, réunis sur un même recueil. Mais comment faire le lien avec le propos global de la dynamique que vous initiez sur le shungu. Est-ce qu‘on peut parler d‘un shungu littéraire ?

Le shungu est une tradition comorienne, en partie basée sur le principe du don et du contre-don. On y prend part de façon symbolique, en cotisant à part égale, dans un cercle rassemblant des individus, liés ou non par des relations de parenté rigide. L’idée part du désir de fonder ou de consolider une fratrie, qui puisse se prolonger dans le temps. Avec des fondamentaux qui interrogent l’humanité nichée en nous, ses valeurs, ses aspirations. Le shungu est ce qui génère une forme de société, au sein de laquelle toute différence est transcendée par des rituels confinant à un idéal de partage à l’horizontale. Il y est souvent question de festin. Au Muzdalifa House, nous travaillons autour de cette notion depuis plus d‘un an. Pour l’instant, nous avons cherché le moyen de l’éprouver sur un plan littéraire. En rassemblant des individualités, venues des quatre coins du monde, n’ayant que les mots en partage, du moins en apparence, et en essayant de voir ce que cela peut produire comme situation inédite. D’une certaine manière, le shungu oblige à réfléchir à comment faire socii dans un contexte d’éclatement de tous les legs. Ce livre, une sorte de banquet littéraire, qui est né de nos premiers questionnements, n’est qu’un aspect des possibilités qu’offre cette notion dans un contexte plus large, où n’interviennent pas l’entre-soi et le repli. Si l’on admet de dépasser le sentiment d’appartenance à la communauté de clan, de village ou d’île, tel que nous le vivons dans cet espace géographique, il serait peut-être possible de tracer une ligne d’horizon, où le shungu, entendu comme une notion à circuit ouvert, nous donnerait à converser avec le monde, d’une manière autrement plus intéressante. L‘idée du shungu littéraire est donc une déclinaison possible de l’objet de cette dynamique, que nous essayons de mettre en place. La naissance – et pourquoi pas ? – d’un shungu-monde, où il serait question, entre autres, de ce qui rassemble, au-delà des mots…

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Est-ce que la tradition évoquée n‘est pas quelque chose de figé ?

Je ne le crois pas. Le shungu est une notion qui a grandi, au fil du temps, en lien avec l‘élargissement du cercle. Damir Ben Ali parle d’un processus vivant de socialisation. L‘antropologue part d’un postulat simple. La nature donne naissance à une créature, qui, pour prétendre à une forme d’humanité (undru)1, se doit de commettre certains actes, inscrits dans un cycle d’existence communautaire. Autrement dit, nous devenons « homme », mais nous ne le sommes pas, à la base. Il laisse entendre que l’humanité n’est pas cette chose acquise, donnée d’avance. Il faut la chercher, la construire, durant toute une vie, en instaurant une dynamique de partage, avec nos semblables. Il est presque question d’une quête. Pour atteindre à l‘unicité, nous serions à la recherche de cette humanité enfouie, dont il faut rassembler les morceaux éparses. Cette idée me parle beaucoup, en ces temps d’arrogance et de déni. Le mot « shungu », au départ, relève de cette réalité-là, celle du partage, celle de la relation, du rapport à l‘Autre.

Soirée Shungu 4

Il y a plusieurs récits, sur lesquels se fonde Damir Ben Ali, pour étayer son propos. Il y a certaines histoires, dans la région du Mbadjini par exemple, où il est question de nourriture, mise en partage à partir d’un noyau familial, en fonction d’un calendrier donné. A Itezadjuu, cité aujourd’hui disparue, il y a l’histoire de cet homme, qui, chaque année, abattait un bœuf, dont la viande était partagée, quasi rituellement, entre les membres de sa famille proche, entre les couples formés par ses filles, ses neveux et lui-même. Un principe vite repris par ses neveux, qui ont élargi le cercle, en y introduisant une notion de dons et de contre-dons. Il y a cette autre histoire, relevant du partage du travail dans les champs à Mohéli, se finissant par des sortes de banquets, rassemblant tous ceux qui ont contribué à cultiver pour l’un ou pour l’autre. A la base de toutes les histoires rapportées, il y a cet idéal, cette volonté de partager, présidant à la naissance d’une nouvelle fratrie ou à la consolidation de celles qui existent. Il faut voir que ce qui est devenu une tradition dans le pays s’est ensuite complexifié, au point de figurer le socle identitaire, avec des nuances, selon les régions. Au Muzdalifa House, le projet ne consiste pas à reprendre tel quel le principe du shungu, mais à l’interroger, en fonction du monde dans lequel nous vivons. Les enjeux pourraient se situer à plusieurs niveaux. Il y a le désir d’interroger cette tradition, en profondeur, pour mieux la saisir. Il y a aussi la volonté d’élargir la perspective, de faire migrer la notion dans un espace-monde. La volonté de re conceptualiser autour d’un legs, de l’inscrire dans un horizon plus large, est bien là. Je pourrais aussi évoquer ce désir, en tant qu’artiste ou auteur, de nourrir mon travail par cette réflexion, de creuser davantage, sur cette quête d’humanité enfouie, sur ce principe de fratrie humaine, à inventer, à construire.

Soirée Shungu 2

Il faut dire aussi qu‘iI y a des aspects dans le shungu traditionnel qui peuvent ne pas se retrouver dans notre démarche. Des aspects qui relèvent, parfois, d’une société acculée, dépossédée de son histoire, mise en péril, et, qui, par réaction, va se replier sur elle-même, s’accrocher à une geste séculaire folklorisante, par instinct de survie. Sans chercher à l‘interroger. On le voit à la manière dont le rituel du ndola nkuu est dévoyé de nos jours. C‘est pourtant l’un des aspects les plus spectaculaires de cette tradition du shungu. De fait, notre approche implique des choix dans ce que l’on garde de l’idée du shungu originel. Des choix qui ne sont pas guidés par un désir d’effacer le legs, mais de nous le réapproprier, en fonction de nos attentes, en fonction du monde dans lequel nous vivons. Comme le souligne Damir Ben Ali, le shungu, toujours, rompt, mais ne plie pas. L‘utopie nichée en cette histoire de fratrie élargie, de banquet et de partage est notre passeport pour l‘ailleurs. Un ailleurs où il est encore possible de tendre la main à son semblable…

Soirée Shungu 1

Y a-t-il une suite prévue au travail initié par les auteurs de SHUNGU Un festin de lettres ?

Il y a un grand festin de lettres à orchestrer pour que l‘utopie se poursuive. Certains auteurs présents dans le recueil littéraire vont peut-être nous suivre dans ce rêve. Nous l‘espérons, du moins. Actuellement, nous cherchons les moyens d’une telle folie. Parallèlement, nous essayons d’imaginer d’autres tracés pour ce projet, en conviant d’autres acteurs dans la dynamique, d’autres disciplines. L’idée est qu’ils viennent interroger le concept à leur tour, le nourrir. La recherche autour de ce concept s’inscrit dans une saison ouverte jusqu’en 2017. Mais si cette recherche autorise à aller plus loin, pourquoi pas ? Il y a quatre volets dans le projet initial. Un volet pour interroger le passé, un autre pour re conceptualiser, un troisième pour établir des ponts avec la création artistique ou littéraire, et, enfin, un volet pour transmettre l’enseignement du shungu comme utopie agissante et pour publier, promouvoir, le partager, encore plus. Je suis incapable de vous dire où tout ceci risque de nous emmener. Mais cette démarche, on l’aura compris, consiste à réfléchir sur ce qui nous fonde une humanité. L‘histoire des Comores, c‘est l‘histoire d‘une humanité défaite, fracassée, venue des quatre coins du monde, se réfugier là, sans autre alternative que celle de réinventer une fratrie pour retrouver les chemin de la vie. L‘utopie est aussi dans cette espérance retrouvée. Dans l’innocence des débuts. Dans la capacité de dire qu‘on n‘a pas fini de recommencer, lorsqu‘on a cru toucher le fond…

Propos recueillis par Fathate Hassan & Mourchid Abdillah

Pour lire l’INTEGRALE de l’entretien en PDF, ainsi que des extraits du texte de Damir Ben Ali, cliquer ici : Supp MH PHS 15.

Note 1. “Undru signifie l’humain […] Réaliser le undru, c’est acquérir le savoir être, la maturité d’esprit qui permet de gagner la confiance et le respect des hommes, c’est accumuler le capital social qui donne le droit de parler et d’agir en public dans les limites des intérêts de la communauté“ in “Anda ou Shungu: il plie mais ne rompt pas“ de Damir Ben Ali. Il y est aussi écrit que “urenda undru […] signifie littéralement réaliser l‘humain ou humaniser l’être ou la créature“.

SHUNGU Un festin de lettres, Julie Gilbert, Marie Fourquet, Marcelle Dubois, Marc-Antoine Cyr, Raharimanana,Bibish Marie-Louise Mumbu, Papy Maurice Mbwiti, Soeuf Elbadawi, recueil paru aux éditions Komedit, 2015, 123 page.

Sur le livre : Shungu festin de…

Sur Facebook, vous pouvez tcheker l’info sur Shungu festin de lettres, en allant sur la page Muzdalifa House.

Rédigé par 6Juillet

Publié dans #Tendances & Spectacles

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